BERNARD MOITESSIER


Ile de Raiatea  en Polynésie Française  .. 1993
 


Par Lorena Bettocchi



 

J’ai le bonheur de faire la connaissance de Bernard Moitessier. Il vient vivre quelques mois à terre alors que son bateau est en carène, dans l’Ile de Raiatea.

 

Son ami  Jean Yvon de Tahaa,  avec lequel je pars parfois en voilier m’a avertie : « Bernard Moitessier habite près de ton faré. Il est très gravement malade. Réponds  présente s’il a besoin de toi»

 

 

Nous vivons dans la cocoteraie du Sunset Beach Motel. J’habite une petite maison, près de la route, face au carénage. Trois autres farés identiques au mien me séparent de celui de Bernard Moitessier, de construction différente et traditionnelle, l’ancienne maison de vacances de la famille Boubée à Raiatea.

 

Le sachant fatigué, je me refuse de le déranger et essaie pourtant d’entrer en contact avec la jeune femme qui vit avec lui. Toujours à vélo, un peu garçonne et qui répond à peine quand je la salue. Je sais qu’elle se prénomme Véronique.

 

Quelques semaines passent et puis un soir, il fait à peine nuit et  je reviens du lycée vers mon faré, alors que dans la cocoteraie  ma voiture fait de grandes embardées à travers  les flaques d’eau et la soupe de corail et qu’il tombe un mur de pluie, mes phares éclairent un grand fantôme qui rôde autour de ma maison.  La silhouette est maigre, le  pagne collé aux jambes, pieds nus, torse nu et s’abrite sous un vieux ciré jaune, un vieux ciré de pêcheur breton.

 

 

Cet homme me cherche. Je le rejoins sous la pluie battante et chaude. Il se met à l’abri sous  l’auvent de mon faré et je découvre un visage juvénile et souriant. L’homme n’a pas d’âge. Je comprends immédiatement que j’ai devant moi le grand navigateur de légende,  Bernard Moitessier.

 

 

Evidemment, je craque dès le premier instant !  Il n’a pas besoin de se présenter et je n’ai nullement besoin de parler. Il refuse poliment mon invitation et reste sur le seuil de ma maison.  C’est qu’il  vient juste me demander un petit service : si je peux conduire sa compagne Véronique, demain matin très tôt, à l’aube,  prendre le Tapporo au port de Raiatea. Le Tapporo, c’est le caboteur qui relie les Iles-Sous- le-Vent à Tahiti.

 

 

Je lui rends volontiers ce service bien que sa compagne ne m’aie jamais saluée de manière sympathique.  Je sais immédiatement que je ferai mon possible pour faire plaisir à Bernard Moitessier. Et il me quitte en acclamant « Alors merci bien. Salut et fraternité ! ».

 

 

La nuit suivante, se faisant conduire  au port, Véronique me demande de passer le voir discrètement car elle s’absente quelque temps et me met au courant de l’état de sa santé. Il a un cancer et est  soigné par chimiothérapie.

 

 

Je n’y manque pas. Je passe le voir tous les soirs et je le trouve, une cigarette roulée de sa main - de ces cigarettes fines qui s’éteignent tout de suite - collée contre un coin de  sa bouche, les lunettes sur le nez, voûté sur son ordinateur portable, appliqué à taper son texte.

 

Il est toujours torse nu. Son pagne très fin ne lui entoure que le ventre et les jambes amaigries. Il ne supporte plus aucun vêtement. Il a des médicaments à prendre et m’invite parfois à boire un verre  de vin et  à goûter une délicieuse soupe qu’il cuisine lui-même.

 

 

C’est durant l’absence de Véronique qu’est née entre nous une belle complicité. Est-ce son acclamation  "salut et fraternité !" ou les amis et frères que nous avons en commun ?  Est-ce l’amour de la vie qu’il me livre au fur et à mesure de nos corrections sur une page d’ordinateur ?  Est-ce l’Amour Universel qui nous anime tous deux ?

 

On échange, on s’offre tout notre vécu. Moi je lui parle de Rapa Nui et de ma rencontre avec Lukas Pakarati, lui me raconte la mer, la vie et ses angoisses. On rend visite au chanteur Antoine. Il vient de traverser le Pacifique en catamaran avec sa femme est ses deux enfants.

 

 

Un soir que je trouve Bernard en train d’écrire,  une chose me frappe : il est vraiment  beau à voir, ainsi concentré sur son ouvrage. C’est un homme sans âge. Son visage est buriné, les muscles secs, le nez étroit, le front dégagé. Et entre de profondes rides, des yeux clairs et lumineux comme on en voit rarement.

 

 

Un regard qui pétille de malice quand il me surprend ainsi à l’observer en douce  :
« Salut Lorena !  Ce n’est pas le vieil homme que tu regardes comme ça ? A quoi  penses-tu donc ?


  -    Je pense Bernard  que je vais finir par  te dessiner ! ça me démange !
  -    Ah ! Certainement  pas ! Tu vas me déconcentrer !
  -    Mais non !  ça ne va pas te déconcentrer ! 
  -     ...Tu sais…
              Il hésite …
  -    Tu sais, j’ai besoin de "mon" silence à moi. Un rien me perturbe quand j’écris.
  -    O.K., Bernard,  n’en parlons plus. »

 

 

Et je n’en parle plus. Et puis Véronique rentre au bercail, on soupe ensemble quelques fois, on charge de bons canons. Il révise des pages de « Tamata et l’Alliance », son denier livre, ses derniers chapitres, ses dernières pages d’écrivain. Je vis intensément chaque minute passée avec lui.

 

 

J’ai de la chance,  car il vient me voir pour téléphoner et cette fois-ci il entre dans mon faré. Les bras croisés, il observe des dessins au fusain, des esquisses, des notes à la sanguine. Mes écritures à moi.

 

 

 

Il demeure perplexe devant un croquis que j’ai  fait de Lukas.

 

 

Et mon ami  m’avoue, en m’entourant de ses bras :

 

 

« Ah !  Pardonne moi ! Je suis un vieux râleur  !  Viens dessiner quand tu veux.  Tiens !  Jeudi !  Viens faire mon portrait  jeudi.


  -   Bernard peut être jeudi, peut être  un autre jour, quand j’en aurai envie. Tu écris quand tu en as envie et moi je dessine quand je suis bien dans ma tête. C’est de l’alchimie.
  -   Viens quand tu veux alors, mais fais-toi toute discrète, comme une petite salamandre, d’accord ? ».

 

L’invitation est lancée. Il m’appelle salamandre. Ce sobriquet me plaît énormément. La salamandre est l’élémental des alchimistes. Une petite bestiole discrète qui se cache dans la mousse humide ou dans les herbes des fontaines…

 

 

Aujourd’hui,  la salamandre ne veut ni se faire voir ni le déranger. Et en effet Bernard  ne m’a point vue venir. Je m’assois à trois mètres de lui, sous les feuillages. Il est absorbé par son écriture. Et je trace, j’écris, je retrace, je reprends une feuille et puis une autre.  En quelques minutes, j’ai fait de lui différents croquis. Et puis, sans qu’il ne s’en rende compte je rentre chez moi et les dessins restent dans mon bloc. Il ne les a pas vus.

 

Bernard vient parfois me voir juste pour me parler de ce qui l’attend :
« Je sais que je vais bientôt partir. La grande traversée vers l’ouest. Il faut que je tienne le coup jusqu’à la sortie de mon livre ».
 

En buvant un verre, en se roulant une cigarette :
« Raconte-moi les voyages de l’âme… ».
« Je n’ai  pas peur,  mais j’ai des regrets. Je me suis laissé brûler par le soleil sans jamais me  protéger. Et  puis j’aime tellement la vie !». 

 

 

J’ai également de longues conversations avec Bernard sur le peuplement polynésien. Il dit que le Pacifique Sud a été sillonné par les voyageurs selon les courants qui portent jusqu’aux côtes du Pérou et sur la route du retour, depuis des millénaires. C’est son intime conviction.

Bernard Moitessier parle ainsi  sur la navigation des  Polynésiens :
« Le Pacifique, quand il n’engloutit pas dans un naufrage a des courants qui peuvent porter très loin et fournir beaucoup de poissons aux navigateurs. Nous, les marins, nous savons tous cela. Il est fort possible que l’Ile de Pâques ait été visitée par des continentaux, natifs d’Amérique du Nord, Incas ou Espagnols, bien avant que les navigateurs ne l’aient inscrite sur leurs carnets de bord. Comme il est possible que les Chinois ou les Japonais aient remonté jusqu'en Equateur et parcouru les côtes d’Amérique Latine. Tout ça avec leurs frêles embarcations, leurs jonques ou leurs  pirogues à balancier.

Ces courants ont existé et existent encore, nous nous en servons et les Polynésiens s’en servaient. Ils se transmettaient ces renseignements lorsqu’ils se rencontraient dans les Marae comme celui de Raiatea.  Ils naviguaient aux étoiles. Ils est possible, comme tu le penses, qu’ils aient gravé sur les pierres et sur des bois leurs notes de navigation… ».

Et moi de risquer une hypothèse  :  " Le rongo-rongo peut représenter en effet des notes de navigation. Certaines tablettes, principalement la tablette Mamari, comportent suffisamment de données nocturnes pour envisager cette hypothèse. "

Et Bernard Moitessier m’encourage à chercher dans cette direction également.

 



 

Bernard s’en va demain et je ne veux pas le voir partir. Je sais que je ne le reverrai jamais. Je ne veux pas lui dire adieu.  Véronique le lui a dit.

Mais très tôt ce matin, alors que tout le monde dort encore, il entre dans ma maison tenue entrouverte puisque Lukas dort avec moi. C’est le bruissement de la porte vitrée  qui me réveille. Il reste là planté, les bras le long du corps à trois mètres de moi.  Il me regarde et on n’ose pas  bouger. On ne s’embrasse pas, on ne serre pas la main, on ne se dit pas "salut et fraternité !" On a le cœur serré sans pouvoir prononcer un seul  mot.

Il reste là, planté en silence avec ce regard lumineux que  tous nous connaissons. Et puis avant de disparaître dans la nuit et les chants des coqs il m’adresse ces seules paroles  :
« Lorena, tu comprends  tout ce que je viens de te dire ?

 

 

Et comme je reste silencieuse :
« On se retrouvera  en Hawaï ! »

Je lui dis oui avec les yeux, avec un sourire, comme je peux.
A la manière polynésienne.
 

Bernard Moitessier  m’a tout enseigné, durant une demi minute de pudeur et de silence. Tout du départ pour le grand voyage en Hawaï, là ou se rencontrent les âmes des grands navigateurs …
Copyright Lorena Bettocchi
« Le passé devant soi ».


 

Véronique sa compagne  est revenue à Raiatea un an après que Bernard Moitessier ait quitté le monde des voileux. Un skipper accompagnait la jeune femme pour ramener le bateau de Bernard en Europe. Elle passa me dire bonjour et je lui offris l’un des croquis que j’avais fait de Bernard « un jour de salamandre ». Le meilleur, le plus ressemblant fut pour elle.

 

Je sais qu’il a trouvé sa place, dans le bateau du grand navigateur. Une émission italienne a filmé Tamata. La caméra s’est longuement positionnée sur un  dessin à la sanguine et ma sœur Ornella Bettocchi  à vu le reportage à la TV italienne. Elle m’a immédiatement appelée depuis la Sicile :

« Tu n’aurais pas par hasard fait un dessin de Bernard Moitessier ? ».
C’était le mien en effet et la nouvelle m’a remplie de bonheur et de tendresse.  Ma petite écriture a donc fini par arriver  parmi les choses que Bernard Moitessier aimait tant.


Maururu roa, tangata Bernard Moitessier, tangata rahi i runga te vai kava
I runga Waka Tamata.
Maururu roa no te parau marama, no te rongo-rongo.
I  runga matamua Rapa Nui.
 

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Croquis représentant Bernard Moitessier fait à Raiatea par Lorena Bettocchi en 1993
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