Linguistes   et  lecture du rongorongo

Par Lorena Bettocchi

 

 

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Les publications du 20e siècle sur le rongorongo, au Chili,

pays de rattachement de l’Ile de Pâques, qui fait partie de la Ve Région :

 

Mis à part  la première édition de La Tierra de Hotu Matua du Père Sébastien Englert, qui présenta les tablettes d’après les notes de Katherine Routledge,  deux publications chiliennes   suivirent : celles du Docteur Campbell[1] et du Docteur  Cea[2], qui tous deux furent médecins à Rapanui[3]. Le premier était également musicien et le second est considéré comme le Jacques Cousteau chilien. Tous deux étaient amis  et  avaient cela en commun, qu’ils ont aimé passionnément Rapanui et connaissaient bien ses habitants.

 Mais si le Docteur Cea a rencontré l’approbation de tous les Pascuans dans ses  activités et ses écrits sur le biotope marin, le       Dr Ramon Campbell fut fortement critiqué lorsqu’il traduisait la langue rapanui  en castillan, bien  qu’il ait épousé en secondes noces une femme pascuane. L’ancien  Haoa, qui connaissait encore la  vananga tui[4] , finit par se fâcher avec lui.

Je ne résumerai les publications de ces deux scientifiques que sur le thème de l’écriture rongorongo.

 

Les publications du Docteur Campbell :

 

Dans le fonds documentaire du Museo Fonck,  après la liquidation de l’héritage du bon docteur Campbell, il existe, sauvés de justesse de la décharge municipale par un brocanteur de Valparaiso, quelques cartons qu’il  confia au  musée et il eut raison de le faire  :  il y a de la correspondance et des photos au sujet des tablettes, du poisson de Conception et de la pierre écrite de rongorongo, qui lui fut offerte par  l’Amiral Vidalia Cobo, vendue au Kon Tiki Muséum dans les années  80 comme nga-rua ou oreiller mortuaire. 

 

Le docteur publia plusieurs ouvrages reprenant les conclusions de sa première conférence de 1970, sans  pour autant   trouver quelque chose de nouveau en histoire et en structure morphologique de l’ancienne écriture, mis á part   le poisson de Conception qu’il analysa  et son nga-rua (oreiller) avec écriture rongorongo, mais dont il doutait de l’authenticité. Et pourtant le rongorongo l’intéressait. Il correspondait  à ce sujet avec l’historien espagnol Francisco Mellen Blanco[5]. 

 

Dans les annales du Museo de Historia Natural de Valparaisn (1970) et dans celles du congrès d’archéologie  de la Serena de 1982, il y a des informations sur l’écriture de l’Ile de Pâques, mais tout chercheur  du 21e siècle  se doit de tout vérifier, des écrits du Père S : Englert  á ceux de R. Campbell, en passant par le défilé de dates historiques de différents professeurs d’université, lorsqu’il s’agit du rongorongo, il faut tout reprendre depuis le départ et se méfier des recopiages des publications antérieures.

Pour ma part j’ai vérifié la publication de 1982 sur la piedra almohada, ou nga-rua, soit disant pièce lithique, oreiller déposé sous le crâne des ariki, dans les sépultures,  sous les statues du moai.  J’ ai   démontré en 2007,  soit  25 années plus tard :

 

·         que l’écriture  fut recopiée maladroitement, déformée en raison de la dureté de la pierre afin de   confectionner un objet artisanal et  que cela se passa postérieurement  à la publication de  Schulze Mazier[6] Die Osterinzel  en 1932.    Mon analyse  sur le  sujet est  définitive et inédite  : la pierre ne représente aucune similitude avec les signes du Corpus. C’est un objet artisanal postérieur á 1932. (Etude en épigraphie et thèse déposée à la DIBAM de Santiago en 2007).  Il y a donc sur internet l’expertise qui remet en cause la publication de 1982, actes du congrès de La Serena, les Nga-rua : Ramon Campbell, Nuriluz Hermosilla, JM Ramirez.

 

 S’agissant du chant sur le manuscrit de Tomenika, rencontré par Katherine Routledge, j’ai également tout  vérifié : « le docteur Campbell ne nous a pas compris » disent  certains Pacuans contemporains, spécialisés en linguistique rapanui. Je ne pense pas  que le bon docteur l’ait fait volontairement mais  l’interprétation du chant Timo te ako ako (la grande récitation des signes aux temps des ancêtres) qui fut portée à la connaissance des Chiliens du continent, est bien loin  de la poésie pascuane.  Le rongorongo tau de la fin du 19e siècle est dévalorisé.  Malheureusement sa version fut reprise dans son livre bien connu    « La herencia musical de Rapanui » édité en 1970 et réédité en 2007. Sur ce chapitre les Pascuans sont toujours lésés. Les spécialistes liront le chapitre consacré á Tomenika sur 

www.ile-de-paques.com

afin d’apprécier la beauté de ce chant ancestral ou rongorongo-tau

  Toujours par le Dr Campbell, sur les  annales du Museo de Historia Natural de Valparaiso (1970), il y a  quelques pages d’histoire sur   cette ancienne écriture pascuane.  En histoire la publication est  suffisante pour l’époque mais pas aujourd’hui : nous avons d’autres informations.

 

Link : www.rongo-rongo-com     histoire de l’écriture et diaporama

 

poisson-conception.jpgPar contre je n’ai pas encore analysé  en profondeur  l’épigraphie du Docteur Campbell  sur le poisson de Conception, qui avait relevé tous les signes.

Cet objet  aurait circulé entre Rapanui et le Musée de l’Université de cette ville aux alentours de 1888. J’ai eu le chance de l’observer au Museo du Père S : Englert de Hanga roa lors de la séance de photographies avec le conservateur en mars 2008.

  Une belle pièce de la fin du 19e : Le poisson de Conception, photo Nicola Aguayo -  courtoisie Museo P. S. Englert Hanga Roa

 

 Le docteur a publié un chapitre  complet sur les tracés de cet objet,  qu’il définit comme portant un « troisième type d’écriture ». En effet à la fin du 20e siècle, les  habitants qui restaient sur l’île furent recensés : 111 habitants. La population allait disparaître, ainsi que leur culture ancestrale.  Faute de détenir les originaux ou même les images des signes rongorongo anciens, les Rapanui se mirent à créer  d’autres écritures. Le poisson de conception et la tablette du Poike en sont le témoignage : ce sont les témoins d’un renouveau culturel, de cérémonies, d’art ou de présence lors des célébrations tabou. Le Docteur Campbell avait bien analysé l’utilité de la pièce. Il releva les figures et  présenta cette unique classification   : les signes vae-vae semblables aux  empruntes laissées par les pieds sur le sol, les komari, semblables á la vulve du sexe féminin  ou komari-tanga, semblables aux parties génitales ou au sexe d’adolescents, les tumu-miro aux formes végétales, les hore-hore ou tuki-tuki ou bâtonnets verticaux, les virgules qu’il ne sut nommer en langue rapanui.

 

 Le  poisson de conception  comporte 185 signes. D’après des Rapanui logiques et compétent en la matière il s’agirait d’un recensement. Une possibilité différente de celle de Ramon Campbell qui ne consulta pas les Pascuans á ce sujet. Nous sommes donc devant une classification non rapanui, celle du Dr Campbell, mais  unique du genre. Quelques uns de ces signes se retrouvent -rarement-  reproduits dans  les objets modernes de différents musées ou appartenant à des collections privées.    La seule chose que nous nous autorisons á penser pour l’heure, c’est que cette écriture tardive  représente la petite flamme  de la résistance ou du  renouveau artistique, car les Pascuans avaient perdu l’iconographie ancienne, les signes étaient oubliés dans certaines familles. On ne les dessinait plus : ils étaient profanes.  Alors on en dessina d’autres.

 

Des poissons portant écriture il y en eut plusieurs : à Bruxelles, à Tahiti.  Tous non datés, non analysés. Il en existe encore á Rapanui. J’en ai vu un de facture plus moderne chez Madame Nancy Sotto, sculpté par son époux Léonardo Pakarati, considéré comme l’un des derniers maîtres du rongorongo par le père Sébastien Englert qui lui accorda un diplôme dont j’ai copie.

 

Du castillan au rapanui :

 

 Une  note  du Dr Campbell,  expliqua  la difficulté à  passer de la langue rapanui ancienne au castillan, autrement dit de traduire ce que pensaient les Pascuans, ce qu’ils disaient et ressentaient :

 

La mayor dificultad para la cooperación de los antiguos cantores de la isla, fue que conociendo el significado de sus poemas, carecían del suficiente vocabulario castellano”.

 

Reconnaissant cela, le bon docteur  insista dans  la  traduction de Timo te ako-ako.  Le coup d’essai ne fut pas un coup de maître. C’est grave quand il s’agit du rongorongo. C’est dommage pour ce sympathique  médecin-musicien, qui un jour demanda à                Luis a-Vaka- Paoa, encore appelé Kiko Pate  ou Papa Kiko, de lui  traduire en langue rapanui  un texte destiné á la Commission Internationale des Droits Humains : 

 

Nul  ne sera soumis á la torture,

Ni à peines ou traitements cruels,

Inhumains ou dégradants

                     

Voici la traduction de Kiko Pate

 

Ina koe ko haka pu’a-pu’a  

Ina koe ko haka horo-maki, ina koe ko haka ka-riti-riti 

Ina koe ko haka momoe, ki-raro hai tae parau-tia

 

Kiko Paté, lui ne se trompa point. Il donna les mots justes et parfaits.

Ce qui me rappelle une autre réflexion de l’Ancien Juan Tepano à Alfred Metraux[7] :

 

« Ceux qui sont venus avant vous n’ont pas su garder les paroles, mais vous les recevrez toutes, moi je sais. Il continua Les paroles des anciens ont été tordues mais vous les recevrez droites ».

 

La publication sur le rongorongo du  Docteur Alfredo Cea Egaña

de l’Université de Coquimbo

 

Alfredo Cea Egaña, explora la mer dès qu’il fut en âge de nager. Il passait ses vacances tout près de la maison de Pablo Neruda à Isla Negra et lui pêchait des fruits de mer. Son père, Directeur de Banque, le fit étudier et il devint médecin. Mais son élément est la mer, l’archéologie marine. Alfredo  a une autre passion : c’est Rapanui.  Comme Ramón Campbell, il y fut envoyé en mission. C’est l’un des  humanistes les plus brillants du Chili, doué d’un coup de crayon formidable[8].

 

Il publia un ouvrage sur les embarcations de la Polynésie et quelques pages des annales du Museo de Arqueologia de la Serena en 1981, qu’il m’a commentées en avril 2006, alors que j’étudiais chez lui ont porté leurs fruits, bilatéralement. Il s’agit de la grande tablette de Washington.

 

Il avait trouvé que la grande tablette de Washington, collectée par Thomson en 1886, que l’on peut voir sur mon diaporama,

http://www.isla-de-pascua.com/isla-de-pascua.php?npho=47&mot=b7xa&page=0

 

qui comportait des trous servant à l’assembler, aurait pu servir à confectionner ou réparer la coque d’une pirogue rapanui. J’ai pour ma part repris toutes les notes des grands navigateurs  Roggeven, Gonzales de Haedo, Cook et Lapérouse  : tous  décrivent le mauvais état des  frêles embarcations    des habitants de cette terre isolée et sans arbre.  Mais l’un d’entre eux a vu autre chose. C’est James Cook. Il a vu et  a écrit, dans son journal de bord, que les natifs de l’Ile de Pâques étaient venus á bord,  en pagayant, assis dans des  pirogues  de mauvaise manufacture mais qu’elles portaient de fines sculptures sur la coque.  J’ai fait le rapprochement entre les informations du Docteur Cea et les notes de James Cook à mon retour de La Serena.

 

Certaines tablettes furent appelées  kohau par les Pascuans, devant Tepano Jaussen et Mrs Routledge. Ure Vae Iko dans l’un des  chants au sujet des tablettes parle des embarcations.  Te kohau en Polynésie est une planche  cousue qui  sert á confectionner la coque de la pirogue ou le gouvernail.

 

 Monica Cornejo Lacroix  Professeur  Faculté d’Architecture Université de Valparaiso

 

Monica Cornejo Lacroix[9] est l’un des rares professeurs de l’Université de Valparaiso à s’être intéressée  avoir écrit  un joli ouvrage sur l’imagerie  de l’Ile de Pâques  incluant  le rongorongo, qu’elle a englobé dans un sujet sur l’art, les imprimés, les tissus. Monica est professeur des Beaux-Arts.  Monica est allée á Rapanui grâce à une bourse, elle a communiqué avec les Rapanui, puis est allée démontrer tout cela en Espagne.kohau-mhnvalparaiso.jpg Rien de bien nouveau dans l’histoire de l’écriture, dans l’épigraphie. Ce n’était pas l’objectif de son ouvrage.

Il comporte la photo de la tablette du Museo de Historia Natural de Valparaiso, qu’elle signale comme copie. Non,  la tablette de Valparaiso photographiée dans son ouvrage n’est pas une copie : c’est une tablette historique, gravée par un lépreux, Gabriel Veri-veri. Cette tablette clôture et donne une identité à l’atelier du Rongo-Metua des années 1936.

 

Lorena Bettocchi, citoyenne française, résidente au Chili depuis juillet 2005 va enterrer  les  concepts  selon les quels les Rapanui ne connaissaient plus rien de leur écriture ancienne.

 

Ce fut fort difficile de publier au Chili : les publications furent censurées par l’un des « je sais tout de l’Ile de Pâques »  qui aurait aimé inscrire par ailleurs,  son nom auprès du mien dans des publications à caractère privé et non universitaire.  Il  était inapte, incapable en ethno-linguistique.  J’ai  refusé. 

 J’ai donc réussi deux publications :

Los origenes de la antigua escritura de la isla de Pascua, qui comporte les dernières découvertes en matière de structure, analyse du bois et astronomie.

Datos historicos sobre la antigua escritura de la Isla de Pascua qui reprend la banque de données historiques au sujet des tablettes et bâtons avec écriture rongorongo.  Actes du colloque IV Jornada Historica y Maritima Museo Maritimo de Valparaiso.

L’internaute lisant l’espagnol peut les lire et les imprimer en couleurs sur www.isla-de-pascua.com

 

Merci au Docteur  Alfredo Cea Egaña, de la Universidad de Coquimbo, au Musée Maritime de Valparaiso et  à l’Alliance Française de Valparaiso qui m’ont appuyée dans mes recherches et conférences

 Merci  aux membres des commission historiques d’Archivum, revu de la Municipalité de Viña del Mar et du Museo Maritimo de Valparaiso qui ont sélectionné mes textes. 

 

 

Note de l’auteur :  ces pages ne sont pas destinées à porter un regard critique sur les approches du rongorongo durant plus d’un siècle  mais plutôt à faire connaître les publications et ce qui fut fait en bien et en moins bien afin que la recherche continue en histoire, linguistique, épigraphie et aide aux archéologues.

 

Laissez-moi exprimer tout le mérite  de  ceux qui ont essayé :  le rongorongo est l’écriture au monde la plus complexe.

 

Chacun  des collègues de Lorena Bettocchi peut écrire ses observations directement à  lorena@rongo-rongo.com.   

Le Creusot – France 29.08.2007

 

Histoire :

www.isla-de-pascua.com les publications de Lorena Bettocchi au Chili en 2006

Ethno linguistique :

www.ile-de-paques.com les manuscrits et la publication de Lorena Bettocchi sur le manuscrits F et G

  

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Mes coordonnées

 

 



[1] CAMPBELL, Ramón, docteur et musicien.  Publications comportant des chapitres sur l’écriture rongo-rongo :

 

1970. La herencia musical de Rapanui. Editorial Andrés Bello. Santiago ;

1970. Separadas de Anales del Museo de Historia Natural de Valparaíso: Nuevo tipo de escritura de la Isla de Pascua.

1974. El misterioso mundo Rapanui ;

1982. Congreso de arqueología de Chile, La  Serena : La piedra-almohada de la  Isla de Pascua

 

[2] CEA, EGAÑA Alfredo, Embarcaciones de la Isla de Pascua, boletín 17 Museo Arqueologie de la Serena 1981

 

[3] Imbelloni publia ses études sur le rongorongo dans Runa en  1954, mais il était argentin

 

[4] Le langage de Tui ( Tui est Orion, qui détermine la direction des terres d’origine des migrations)

 

[5] MELLEN BLANCO Francisco Documentos espagnoles de la expedition de Gonzalez de Haedo Editiones Cehopu Madrid 1986 – Francisco Mellen Blanco va publier un ouvrage sur l’écriture tardive de Rapanui

 

[6]  SCHULZE-MAZIER Die Osterinsel 1932,

 

[7] METRAUX. Alfred, l’Ile de Pâques, Gallimard

 

[8] BAGNIS Raymond, CEA EGAÑA Alfredo, Les Poissons de Polynésie.

 

[9] CORNEJO LACROIX, Monica De la imagineria al diseño de estampados  Universidad de Valparaiso Editorial 2005